Le phénomène de Runge est un problème classique rencontré lors de l’interpolation polynomiale, en particulier lorsque l’on utilise des polynômes de degré élevé pour approximer une fonction sur un intervalle donné. Identifié par Carl Runge en 1901, ce phénomène met en évidence que les polynômes d’interpolation peuvent osciller de manière importante, surtout aux extrémités de l’intervalle, ce qui réduit la qualité de l’approximation. Prenons l’exemple de la fonction f(x) = 1 / (1 + 25x²) définie sur l’intervalle [-1, 1]. Si l’on utilise des points d’interpolation régulièrement espacés et un polynôme de degré élevé, des oscillations significatives apparaissent, en particulier aux bords.
Applications et impact en finance quantitative
Dans le domaine de la finance quantitative, le phénomène de Runge a des conséquences notables dans plusieurs applications. Voici quelques exemples.
Construction de courbes de taux
Lorsqu’on modélise une courbe de taux d’intérêt, les données disponibles sont souvent des points discrets correspondant à des rendements pour des maturités spécifiques (par exemple, 1 an, 2 ans, 5 ans, 10 ans). Si l’on tente de relier ces points avec un polynôme de degré élevé, le phénomène de Runge peut provoquer des oscillations importantes, surtout aux extrémités de l’échelle des maturités. Par exemple, un polynôme interpolant entre des rendements tels que 1 %, 2 %, 3 %, et 4 % peut générer des taux irréalistes (négatifs ou très élevés) pour des maturités situées entre ces points ou au-delà.
Surfaces de volatilité implicite
En finance, les surfaces de volatilité implicite (qui relient les volatilités en fonction du strike et de la maturité) jouent un rôle central dans le pricing des options. Les données disponibles sont souvent discrètes, et une interpolation est nécessaire pour construire une surface continue. Si cette interpolation repose sur des polynômes de degré élevé, les oscillations dues au phénomène de Runge peuvent créer des artefacts dans la surface, comme des pics ou des creux non réalistes. Cela peut conduire à des erreurs dans le pricing des produits dérivés, notamment pour les options exotiques.
Calibration et stress testing
Lors de la calibration de modèles financiers, comme les modèles de volatilité (Heston, SABR, etc.), des paramètres sont ajustés pour s’aligner sur les données de marché. Si ces données sont affectées par des oscillations dues à une mauvaise interpolation, la calibration produira des résultats biaisés. De même, dans les tests de résistance (stress tests), où des interpolations sont utilisées pour simuler des scénarios extrêmes, des oscillations non réalistes peuvent fausser les conclusions.
Solutions pour atténuer le phénomène de Runge
Pour éviter les oscillations liées à ce phénomène, plusieurs approches sont privilégiées en finance quantitative :
1. Interpolation par morceaux : Une méthode courante consiste à utiliser des splines cubiques [1], qui sont des polynômes définis par morceaux entre les points de données. Ces splines assurent une transition lisse et continue sans produire d’oscillations excessives.
2. Polynômes de Chebyshev : Contrairement aux points d’interpolation uniformément espacés, les polynômes de Chebyshev utilisent des points d’interpolation optimaux, ce qui réduit les oscillations. Par exemple, les points d’interpolation sont concentrés près des extrémités de l’intervalle, où les oscillations sont généralement les plus importantes.
3. Méthodes non paramétriques : Des techniques modernes comme les processus gaussiens ou les réseaux neuronaux permettent de construire des approximations continues sans recourir directement à des polynômes de degré élevé. Ces méthodes sont particulièrement adaptées pour des surfaces complexes comme celles de la volatilité implicite.
4. Calibration : En ajoutant des contraintes ou des termes de pénalisation dans les modèles, il est possible de limiter la complexité de la solution et d’éviter les oscillations excessives.
Exemple illustratif
Supposons qu’on souhaite modéliser une courbe de rendement basée sur les points suivants :
• Maturité : 1 an, 3 ans, 5 ans, 10 ans
• Rendements : 2 %, 2.5 %, 3 %, 3.5 %
Si l’on utilise un polynôme de degré 3 pour interpoler ces points, la courbe peut osciller fortement en dehors de ces points, par exemple avec un rendement proche de 1 % ou 5 % à des maturités légèrement en dehors des données (comme 0.5 ou 11 ans). Une alternative consisterait à utiliser une spline cubique, qui assure une interpolation plus lisse et réaliste.
[1]
Un spline cubique est une méthode d’interpolation qui utilise des polynômes de degré trois pour relier des points de données successifs de manière continue et lisse. Contrairement à l’interpolation polynomiale globale, qui peut entraîner des oscillations indésirables (comme le phénomène de Runge), les splines cubiques divisent l’intervalle en segments, chaque segment étant modélisé par un polynôme cubique distinct. Cette approche assure la continuité des première et deuxième dérivées aux points de jonction, garantissant ainsi une transition harmonieuse entre les segments. Les splines cubiques sont largement utilisées en finance quantitative pour construire des courbes de rendement ou des surfaces de volatilité, car elles offrent une flexibilité accrue tout en minimisant les artefacts numériques.
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